Fragilité des choses. A l'ombre des mots.
De plus en plus fragiles, les choses et les mots, dans un monde mouvant où l'inquiètude passe partout.
Danièle Sallenave relève que le mot" souci" remplace de plus en plus souvent le mot "problème". Je n'avais pas remarqué ça encore, moi.
Le "souci" va avec tout, dit-elle, et les situations s'y plient. Le "problème" veut une analyse, une réflexion, une implication de soi, le "souci" demande rien, il tombe dessus d'un coup et on n'y peut rien, on n'est pas responsable et il n'y a pas à penser, ça pense tout seul puisque ça ne pense pas, le "souci" ne pense pas, il est.
C'est vrai que dans un magasin de vêtement ou de chaussures, si on ne sait pas quelle taille ou quelle pointure choisir, la vendeuse arrivera pour nous soulager : "Vous avez un souci ?"
"T'as un souciiiiiiiiiiiiiiii ?"
- Non, s'insurge Danièle Sallenave, j'ai un "problème" ! Un problème de couple, un problème de voiture, un problème d'asthme, un problème d'identité, un problème de coeur... Et ce ne sont pas des soucis, ça !
Un mot ne peut pas être remplacé par un autre, à la va vite ! La langue travaille lentement. Signe des temps, à l'ombre des mots, des temps livides, à l'ombre des mots, des temps de sable, à l'ombre des mots...
Où l'homme, dit Danièle Sallenave, n'est plus au coeur de sa vie, où le coeur n'est plus le bon sujet, où la vie, au coeur des hommes, est tyrannisée et dépendante d'une reconnaissance venue de plus haut que soi, et de ce qu'on sait, implicitement : être le jeton jetable, le siège éjectable, l'exclu(e) du groupe sans avoir son mot à dire, à l'ombre des mots , comme si "le problème" ne pouvait plus avoir de solution, ou alors seulement pour les mômes mauvais en maths, pour qui le problème de l'équation sera pour le coup un réel souci.
A l'ombre des mots, je me dis. "A l'ombre des mots", le titre du Trio Joubran, texte de Mahmoud Darwich.
A l'ombre des mots Et je me dis encore, je me le répète, qu'il faut en prendre soin.
Les soigner, les mots, dans tous les sens où le sens parle.
Mais c'est difficile ! Difficile, car comment dire ? Comment dire quand parfois on sait la réponse et que la réponse n'est pas explicable en cinq minutes, devant n'importe qui. Il faut du temps.
Je sais la pomme, le goût de la pomme, mais comment "dire vraiment" le goût de la pomme...
Je sais le vent sur ma peau un jour de sable, mais comment "dire vraiment" ce vent-là, ce jour-là, ce sable-là...
A l'ombre des mots de la poésie.
Parce que sans ça, sans eux, on tombe dans l'instant. Dans l'immédiat. Dans l'ordinaire de l'immédiat, limité à lui, limité à eux. On ne sait pas comment faire.
Alors la poésie, à l'ombre des mots...