Une chose me perturbe. Untel me dit qu'il m'a fait découvrir Vlaminck et que j'ai dit que "j'aimais pas"... Bon ! Soit ! Je n'ai pas, moi, le souvenir de cet "événement". Peu importe l'objet du souvenir en question... Encore qu'il y aurait à dire sur l'objet du supposé souvenir. N'empêche, ça parle, un truc pareil. Vlaminck est mort en 58,(l'année de ma naissance, tiens !), donc il se trouve forcément à Orsay. A Orsay et ailleurs. Je suis allée plusieurs fois au musée d'Orsay, et ailleurs. J'ai donc vu ces toiles. Moi, il me semble que je le connais depuis longtemps, Vlaminck. Depuis quand ? Peux pas dire. On emmagasine des connaissances et on chemine avec. Donc la mémoire de Vlaminck, sans que je fasse une thèse sur ce peintre paysagiste, je la porte en moi. Les expos sur le fauvisme ne manquent pas. A Paris et ailleurs. A Bordeaux, tout pareil.
Mais ce qui est toujours troublant, c'est le souvenir non partagé. Celui qui est sûr du sien, de son souvenir, l'annonce comme une vérité irréfutable. Soi, en face, on est pris en quelque sorte en état de dissimulation de la chose irréfutable. En non-reconnaissance d'un fait, et en état mensonger pour un peu.
là, c'est énervant ! Parce qu'il n'y a pas de défense possible. C'est une parole contre une autre. Ne pas valider le souvenir de l'autre n'est pas, pour autant, bien au contraire, porter caution à sa bonne foi.
Donc que se passe-t-il là ? Peu importe Vlaminck, ce qui pose question, c'est qu'un impossible souvenir s'est incrusté dans la mémoire d'un autre, et qu'il n'a pas non plus des raisons de mentir. Le souvenir a donc été d'une certaine façon fabriqué, et il a pu s'établir sur des signes extérieurs, lus et compris, en-dehors de moi-même, de telle sorte que la phrase est dite sans ombre et considérée comme vraie : "Tu ne connaissais pas Vlaminck, je te l'ai fait découvrir et t'as pas aimé !" Sous-entendu, maintenant tu peux dire ce que tu veux, c'est la vérité vraie.
Pour une affaire bien grave, je m'étais intéressée au phénomène complexe de la mémoire. Dans le Nouvel Obs de cette semaine, il y a justement un dossier sur la mémoire. Elisabeth Loftus est une fois de plus citée. Je lis le récit de l'expérience qu'elle a menée auprès de ses étudiants : ils sont face à un ordinateur avec ordre de ne jamais toucher la touche "alt" sous peine de faire planter le système. Ils ne le font pas, mais l'ordinateur est prévu pour bugger.
"- Vous avez appuyé sur "alt" !
- Heu...
- Je vous ai vus !"
Et 30% des étudiants vont "se souvenir" d'avoir fait l'erreur, et même vont raconter à quel moment ils l'ont commise...
Elle pose donc le postulat qu'il n'y a pas une mémoire, mais des mémoires : l'informative (j'ai eu une amende pour excès de vitesse, cet après-midi), la perceptive (celle des formes), la procédurale (les gestes et les actions répétées), la sémantique et explicite (je sais faire une opération et conjuguer le verbe être et je te le dis), la mémoire épisodique et personnelle (faite d'émotions, revisitée sans cesse par de nouvelles émotions ; un fait revu quinze après n'aura pas la même lecture que sur l'instant vécu et le même événement ne sera pas restitué pareillement entre les êtres qui auront pourtant vécu la même chose), et enfin, -et c'est cela qui est nouveau et de plus en plus investiguée-, la mémoire autobiographique, faite à la fois de la mémoire sémantique et de la mémoire épisodique (c'est dire si les émotions la rendent extrêment fragile).
La mémoire est donc une affaire très compliquée. Elle est terrible, la mémoire de l'autre. Une fois installée, comment la déconstruire ?
Nous n'y pouvons rien, si ce n'est de dire :
"C'est la tienne, tu as sans doute des raisons qui t'appartiennent de penser cela, mais ton souvenir fait parti de ton histoire à toi, pas de la mienne."
Sinon, on peut être foutu, terriblement douloureux et meurtri pour très très longtemps, j'ai vu cela, je le vois, réellement foutu. Quand l'objet du supposé/souvenir est accusation invérifiable, par conséquent invérifiée, il devient une profonde blessure.
Ma petite histoire à moi, inconséquente sur la mémoire de Vlaminck, m'indique ceci : je n'échappe pas moi-même à ces distorsions, ce qui est en moi n'est pas forcément en l'autre, et il est bien difficile d'accorder entre soi tous les champs de l'affectif, tant nous sommes rivés à nos représentations.
Alors tiens ! j'ai bien raison de noter chaque jour, au moins l'événementiel, qui me ramène toujours à l'affectif du moment.
Le 14 février 2010 était un dimanche, j'avais 18 295 jours, j'écris dans mon calepin : "je débute ma grande oeuvre Requiem, j'ai reçu des fleurs, je n'ai pas de nouvelles depuis trois jours. Triste, triste !"...Ceci est relié en prise directe à mes émotions.
L'an dernier, le 14 février 2011 était un lundi, j'avais eu deux cadeaux : un sac blanc acheté la veille à la Foirefouille, et un petit haut noir acheté ailleurs, j'avais pris un rendez-vous avec les Tafurs, et le lendemain il y avait le film pour Aldo, j'avais 18 658 jours de vie. Tout ceci est relié en prise directe avec les émotions qui m'ont traversée, oui.
Aujourd'hui, j'ai 19 021 jours de vie, j'ai évité cet après-midi de passer devant la Foirefouille, mais j'ai farfouillé sur mon ordinateur pour m'y trouver, yo !, dans une place, un mail, une image, un clic sur facebook... j'ai eu de l'eau de toilette Gaultier et c'était surprise !, j'ai échangé avec Corinne, la revue Le Festin a mentionné mon livre dans son bloc-notes, j'ai monté une ancienne vidéo...