Défi pour "les Croqueurs de mots", n°38
"Vous avez une officine d'écrivain public.
Donnez-nous à lire la plus belle lettre qu'on vous ait demandé d'écrire."
Elle est venue me voir un jour d'automne, en début d'après-midi. Elle semblait très vivante, évaluant d'un sourire ma capacité à accéder à sa demande. Elle souhaitait une lettre d'amour, ou plutôt en voulait plusieurs, et celles-ci devaient lui être adressées. Comme si c'était son amoureux qui les avait écrites..."Lui et moi, c'était pareil, du pareil au même... !" Elle disait cela et j'ignore toujours si cet amoureux l'avait quittée un jour, ou bien s'il était mort, ou s'il n'avait jamais existé que dans son imaginaire. La lettre que je confie ici est la dernière que "nous" ayons écrite, celle qui mettait fin à cette correspondance à une voix...
20 septembre 2002
Chère âme,
On ne peut rien contre les oreilles de souris ! J'ai bien cru en avoir raison. Et puis ce matin, elles sont revenues. Il a suffi d'un rayon de soleil et d'un vague redoux pour qu'à nouveau leurs petites feuilles tremblotent au vent. Dans moins d'un mois, le jardin sera tout bleu. Je crois bien que ce sera pire que l'an passé. Je ne sais plus quoi faire contre ces maudites fleurs.
Bien sûr, tu me conseillerais de prendre mon mal en patience, de ne pas m'entêter. Tu me dirais d'en glisser quelques-unes entre les pages d'un livre, d'en faire des bouquets, de les manger en beignets comme si c'était des fleurs d'acacia. Mais non ! Rien de tout ça n'est possible ! Il me faudrait un tel courage et tellement de ténacité que je préfère encore ma solution. On ne sait jamais, peut-être que les désherbants en viendront à bout.
Alors ce jour-là, tu reviendrais te planter devant moi comme avant et tu prendrais racine pour de bon ! Crois bien que je te dévorerais des yeux et que ma bouche serait gourmande !
Au lieu de ça, je t'écris devant la fenêtre, face au jardin, face au désastre.
Quand j'aurai fini ma lettre, je la plierai en quatre comme toutes les autres qui gonflent dans le tiroir du bureau. Je n'y mets pas d'enveloppe à celle-ci, seulement en haut et à droite de la page, une date... Une date pour te repérer dans le temps, si...
Tout à l'heure, j'attendrai que le vent souffle en rafales et, écartant bien les bras en corole, je les jetterai toutes ensemble depuis le balcon de la chambre.
Les lettres tourbillonneront longtemps, on croira à des flocons de neige, et elles les recouvriront toutes, les oreilles de souris du jardin.
N'aie crainte, depuis ta place sous la terre, tu ne sentiras ruien. Tu ne sauras même pas que je t'ai oublié...
... et que tout, de toi, me revient,
toujours,
toujours...