A croire qu'on ne peut vivre sans. Sans ennemi, sans guerre. L'amour ce serait la guerre ? En avoir une sous la main...
J'admire l'art d'observation des rapports humains d'Alexis Jenni, dans son livre "L'art français de la guerre". Du quotidien. Ce qui est tous les jours sous nos yeux. Voyez l'oeillade des promeneurs qui se croisent, les silences qui préparent quelquefois la vacherie et laissent l'autre s'en débrouiller, le geste qui se prolonge dans le mépris, ceux qu'on évacue d'un silence !...
Les rapports de pouvoir d'une conscience sur une autre. L'ego de l'un à coups de balles doum doum fait sa place en force, en place-forte,
"parce que le sol est toujours instable et que le flot de paroles assassines qui sort de la bouche le sauvera de la noyade en ses propres liquides."
Pour certains, les mots forts et durs, sont d'utilité vitale.
"Casser ce qui casse" est un de leurs étendards. Ils revendiquent cette règle de vie sécurisante. Pour ne pas s'encombrer. N'en ont rien à foutre de s'encombrer d'amour beaucoup passionnément à la folie qui les faisait vibrer... Traits vissés point à la ligne de l'autre dans le mille plein le coeur et l'âme ! Ils veulent faire mal, têtus et obstinés. La nécessité de leur règle le veut. C'est plus fort qu'eux-mêmes. Sécurisés, ils se débattent encore. Pour l'illusion de faire et de refaire... pour défaire encore etc...
Savent pas la relation qui se construit, mais celle qui s'édifie par le vide qu'elle élève dans le même temps, une juxtaposition des "objectivations", ils diraient, avec condescendance et beaucoup d'empathie pour leur cause. Ils conviendront de leur mauvaise foi et celà suffira, comme un sésame salvateur ou le déguisement d'une excuse.
Celui qui casse ne pense pas d'abord, mais seulement dans l'après coup de la cassure, quand le retour sur soi sera possible. S'il l'est, celui qui casse par nécessité de détruire aura été, un instant, dans la conscience du manque du don. Car le don lui est impossible dans son entier. Se donner, c'est être fragile et la fragilité est grossièreté. On est un homme, on pense en homme, avec un sexe d'homme brandi comme un drapeau.
Cette structure psychologique (donc celle de Victorien Salagnon) est tenace, elle a fondé un comportement depuis longtemps et l'habitude du mécanisme renforce la mécanique interne, tout enfermé que sont ces êtres dans un symptôme qu'ils ne peuvent pas non plus percevoir. Le don de soi permet l'extraction de soi-même et "l'andante", offerte à l'autre, un mouvement qui marche vers... Eux ne marchent pas, pas vraiment. Ils piétinent leurs émotions et tout à la fois ils les regrettent. Leur histoire et leurs raisons existent certes, mais ils parlent par tâtonnements : ils se méfient. De tout et de rien. Veulent tout et ne veulent rien. Le désir est une espérance, mais au fond d'eux-mêmes ils y croient si peu. Ils veulent être aimés, quittent le giron pour y revenir quand le doute les effleure, ils souffrent de ne pas être de la géographie du cercle. La loi devient peu à peu preuve de reconnaissance. Ils ont besoin de reconnaissance, ils auront besoin de la loi. La fantaisie qu'ils auront adorée sera bibelot haïssable. Qu'ils combattront par la guerre, qu'ils casseront cent fois sur un carreau de gré, tenant à peine debout mais y puisant une force neuve : une renaissance enfin quand, dans ce même temps, c'est tout leur être qui chancèle.
"Ils ont des odeurs de guerre, des odeurs de fuite, des odeurs d'attirance. Ils y obéissent toujours, avec des jus psychiques et volatils qui agissent comme des odeurs et les partager est ce qu'ils aiment le plus. Ils ne se ressemblent plus ; ils sont alors au plus près de ce qu'ils sont."
...
"Ils se désinstallaient comme on désinstalle un programme, désactivaient une à une les idées qui les animaient, en n'agissant plus, de peur d'être agi."
...
"Il donna toutes ses raisons pour vivre et être fiers de nous. Et maintenant nous vivons dans les ruines de ce qu'il construisit, dans les pages déchirées d'un roman qu'il n'écrira pas, que nous prîmes pour une encyclopédie, que nous prîmes pour une image claire de la réalité alors qu'il ne s'agissait que d'une invention du moment ; une invention en laquelle pourtant il était si doux de croire."
Et je cite, là, la fin de la quatrième de couverture écrit par l'auteur lui-même :
"Pourtant, il m'apprit à peindre et je lui écrivis son histoire. Il dit et je pus montrer, et je vis le sang qui traverse ma ville si paisible, je vis l'art français de la guerre qui ne change pas, et je vis l'émeute qui vient toujours pour les mêmes raisons, des raisons françaises qui ne changent pas. Victorien Salagnon me rendit le temps tout entier, à travers la guerre qui hante notre langue."
A lire, à lire, à lire...